Intervention de Pascal Lamy, Président de la mission Starfish 2030
École du Val de Grâce
16 novembre 2021
Supposons que l’Union européenne soit un animal en évolution darwinienne. Au départ, cet animal a été conditionné pour vivre dans son milieu d’origine, un milieu avant tout économique. Puis, suite à une évolution très lente, son milieu devient plus politique, il doit alors s’adapter à ce nouveau milieu.
Cette métaphore caractérise, à mon sens, les rapports entre l’Union européenne et les grandes questions maritimes. C’est ainsi que l’organisme Union européenne s’est, petit à petit, doté d’organes et de capacités nouvelles qui ont fait croître la dimension politique européenne du sujet maritime – et ce, même si la dimension nationale reste essentielle.
L’Union européenne vient de franchir, ce que je considère comme une étape importante dans l’évolution de ses structures, de ses organes, de son esprit et de son narratif, dans les matières océaniques, maritimes et aquatiques avec la mission « Santé des océans, des mers et des eaux côtières et intérieures » que nous appelons, par commodité et pour des raisons sur lesquelles je reviendrai, « Starfish » ou « Étoile de mer.
L’étape « Starfish” est une mutation de notre animal européen. Son origine réside dans le fameux “pacte vert”, cette nouvelle phase de l’intégration européenne dont la stratégie à moyen et long terme est désormais axée sur l’écologie et sur la décarbonation de nos économies à l’horizon 2050 avec un point de passage à -55% en 2030. Mutation aussi grâce une innovation qui accompagne le programme de recherche et d’innovation communautaire pour les années 2021-2027. Ce programme, appelé « Horizon Europe » prévoit entre 90 et 100 milliards d’euros d’investissement dans les sciences et dans l’innovation. Mais au-delà des chiffres, en augmentation trop modeste à mon goût, c’est surtout par sa structuration que ce programme est novateur. Une partie est en effet dédiée à des missions, entendues au sens de la mission “Apollo”, le “moon shot”, une expérience de rupture qui bouleverse l’allocation des moyens de la recherche.
En général dans le monde d’aujourd’hui, la recherche consiste à arroser de financements un grand terrain où germent de nombreuses petites pousses dans des directions multiples. Certaines de ces pousses grandissent, d’autres dépérissent. L’idée qui préside aux missions est toute autre : un objectif super ambitieux, un horizon à 10 ans, des moyens considérables mobilisés pour atteindre cet objectif : ressources publiques et privées investies dans la recherche et la technologie mais pas que, législation, réglementation, campagnes d’opinion, débats citoyens, programmes éducatifs. Avec des évaluations périodiques au niveau politique.
La mission « Starfish » a pour objectif de régénérer ce que nous appelons « l’hydrosphère” européenne à échéance 2030.
Pourquoi ce néologisme ? Parce que c’est le mot qu’il convient d’employer pour désigner ensemble les écosystèmes océaniques, marins et aquatiques. N’oublions pas que si nous, français, identifions assez aisément l’océan, ce n’est pas le cas de ceux des 26 autres États membres de l’Union qui n’ont pas de façade maritime et qui, sont plus préoccupés par l’état de leurs rivières ou de leurs lacs que par l’état de la Méditerranée ou de l’Océan Atlantique.
Je sais bien que nous ne sommes pas ici à l’Académie de l’hydrosphère, mais bien à l’Académie de Marine ! Que je n’ai pas quitté la réserve de la Marine comme capitaine de frégate de l’Hydrosphère, mais comme capitaine de frégate de la Royale, comme on disait ! Cependant, du point de vue de l’écologie et des écosystèmes, nous ne pouvons pas séparer les océans, les mers des eaux continentales qui sont en communication permanente les unes avec les autres, d’où l’idée de les réunir en un mot, même étrange.
Cette mission « Etoile de mer » a pour objectif de régénérer, à échéance 2030, notre hydrosphère européenne en engageant un montant budgétaire européen de l’ordre du milliard d’euros entre le début 2022 et l’échéance du programme en 2030.
Ce programme se déroule sur trois cycles législatifs européens et donc bien au-delà du mandat de la Commission actuelle qui a officiellement lancé “Starfish” à la mi-septembre, ainsi que quatre autres missions, sur le cancer, les villes propres, les sols, et l’adaptation au changement climatique.
Régénérer « l’hydrosphère européenne » à échéance 2030, compte tenu de là où nous partons, nécessite effectivement un programme extrêmement ambitieux. La dynamique actuelle est en effet celle d’une dégradation. Une dégradation rapide, préoccupante et grave de l’hydrosphère européenne – qu’il s’agisse encore une fois des océans, des mers, des rivières, des lacs ou des nappes du continent.
Cette dégradation générale qui n’est tachetée que de rares exceptions est due à de nombreuses causes qu’il faut étudier les unes après les autres pour pouvoir y remédier. C’est le travail qui a été confié à un groupe d’experts, de scientifiques, de représentants d’ONG et de quelques vieux sages, que j’ai eu le privilège de présider durant deux ans et qui a produit ce programme « Étoile de mer ». Nous avons choisi de le nommer ainsi, parce qu’il se décline en cinq grandes catégories d’actions, étant entendu que, comme les cinq branches de l’étoile de mer, chacune des cinq branches est indispensable à la vie de l’animal qui est animée par son centre.
Il y a donc cinq domaines dans lequel il faut agréger, planifier et séquencer l’ensemble des moyens disponibles au niveau de l’Union, qu’il s’agisse de moyens budgétaires, réglementaires ou d’investissements publics ou privés :
- Le premier, c’est celui de la connaissance.
- Le deuxième, c’est celui des pollutions.
- Le troisième, c’est celui de la régénération.
- Le quatrième, c’est celui de la décarbonation de l’économie bleue.
- Le cinquième, c’est celui des questions de gouvernance.
Je ne m’étendrai pas longuement sur chacune de ces branches qui elles-mêmes se décomposent en sous programmes, vous en trouverez les détails sur le site de la commission européenne[1].
Quelques points d’attention cependant :
Sur la connaissance, deux volets. Un premier qui n’est pas nouveau pour l’Académie de Marine et qui consiste à essayer de combler une certaine distance des opinions par rapport à ces questions océaniques. En passant par des programmes, notamment dans les écoles, dont les moyens seront augmentés dans le budget européen.
Le deuxième est d’ordre plus scientifique. Vous savez sans doute que nous connaissons moins bien nos océans que la planète Mars. Les scientifiques évaluent le déficit de connaissances scientifiques océanographiques dans le monde d’aujourd’hui a à peu près deux tiers de ce qu’il nous faudrait savoir. Pour combler ce déficit, nous proposons d’investir massivement dans un jumeau digital de l’océan pour économiser et du temps et de l’argent en utilisant les avancées scientifiques et technologiques en matière de simulation, donc de connaissance, des systèmes complexes grâce à l’intelligence artificielle pour mieux agir sur leurs évolutions. Nous disposons d’une base de départ avec les systèmes d’observation spatiaux comme Copernic ou maritimes qui recueillent des volumes de données qu’il faudra bien davantage développer et coordonner en fonction d’axes de recherche océanographiques, physiques, chimiques, biologiques, systémiques et mieux prioriser en fonction des urgences.
Je ne m’étendrai pas sur ce qu’il faut faire en matière de pollution. Nous savons tous que la grande partie de la dégénérescence de nos milieux hydrosphériques vient de ce que nous y déversons.
En matière de régénération, on a déjà évoqué la question des zones marines protégées, de telle sorte que l’Europe se rapproche le plus vite possible de l’objectif des 30% de protection des zones marines en 2030. A l’extérieur, la priorité retenue est celle qui consiste à entourer l’Antarctique de zones marines protégées soit 4 millions de kilomètres carrés. C’est d’ailleurs devenu une condition nécessaire pour arriver à cet objectif de 30% de protection océanique en 2030.
Les questions de décarbonation de l’économie bleue concernent par exemple les zones côtières touristiques, l’aquaculture ou la mobilité marine, où des progrès sont en cours, mais où il reste encore beaucoup à faire pour faire de l’économie bleue une économie propre.
Et enfin, les questions de gouvernance aussi bien à l’intérieur de l’Union qu’au niveau mondial. Même si la France est plutôt mieux organisée que d’autres pays dans ces domaines, tel n’est pas le cas au niveau européen. C’est pourquoi, nous sommes même allés jusqu’à proposer la création d’une agence européenne de l’Hydrosphère. Et nous avons aussi poussé un certain nombre de propositions sur les questions de gouvernance plus globale des océans qui feront – et c’est mon point de conclusion – espérons-le- l’objet d’une attention particulière les 11 et le 12 février prochain à Brest, lorsque le Président de la République y tiendra le One Ocean Summit.
Ce Sommet Océans, qu’il a décidé d’organiser sous la houlette de l’ambassadeur Poivre d’Arvor, devrait être une bonne occasion pour mettre en valeur la mission Starfish. Et aussi attester, je crois, de cette mutation qui devrait combiner dans le futur une approche géoéconomique familière aux cercles européens, et une approche plus géopolitique plus nouvelle à Bruxelles et à Strasbourg qui me paraît incontournable dans un monde qui sera, je le crains, plus tendu et donc plus dangereux dans les décennies qui viennent.
[1] EU mission : restore our ocean and water : concrete solutions for our greatest challenges [Rapport] / European Commission .- Septembre 2020. – Disponible sur : https://pq-ue.ani.pt/content/eventos/12332_relatorio-da-missao-starfish.pdf
Voir également Restore our Ocean and water by 2030 [Implementation plan] / European Commission. – disponible sur : https://www.horizon-europe.gouv.fr/sites/default/files/2021-12/plan-de-mise-en-oeuvre-de-la-mission-oc-ans-pdf-4996.pdf