Maison Heinrich Heine / Cité internationale universitaire de Paris
Bonjour à toutes et à tous,
Un salut amical à notre ami Olivier Bailly que j’espère ne pas trop paraphraser.
Vous avez sans doute remarqué que la Lituanie a récemment pris la décision d’échanger avec Taïwan des « semi-diplomates ». Pour des raisons de politique entre Taiwan et la Chine, ceci a provoqué en Chine une grande colère. En conséquence, elle a décidé de bloquer, officieusement, les exportations lituaniennes en Chine. Cela impacte directement l’économie lituanienne et mais aussi celle d’autres pays européens. Les exportations lituaniennes en Chine ne sont pas exclusivement lituaniennes, il y a des composants qui proviennent d’ailleurs en Europe. Ce qui met l’Union européenne dans une situation de conflit commercial avec la Chine pour des raisons purement politiques.
Prenons un autre exemple d’actualité : les sanctions américaines extraterritoriales. Depuis de nombreuses années, les Américains imposent à d’autres que leurs nationaux, ceux qui ressortent de leur juridiction légale, des sanctions. Des sanctions qui s’appliquent au cas où ils contreviennent à des directives américaines et notamment en ce qui concerne la Chine. Ceci implique donc que depuis plusieurs années, des entreprises européennes sont contraintes de cesser de faire affaire avec la Chine, parce que les Américains ont décidé unilatéralement d’une liste de composants, de produits ou de services dont ils veulent priver les chinois.
Ces exemples sont à prendre dans un contexte global et posent plusieurs questions :
- Quelle est la bonne réaction européenne ? Comment protéger un Etat membre de l’Union européenne d’une mesure qui lui est imposée par un puissance extérieure? Comment cette protection peut-elle être efficace tout en restant proportionnée ?
- Est-ce que cette initiative lituanienne d’échanger des semi-diplomates avec Taïwan est conforme à ce que devrait être une posture européenne sur Taïwan ? A ce stade, l’Union européenne a reconnu le principe imposé par la République Populaire de Chine ”un pays deux systèmes”, et les européens n’ont pas d’ambassadeurs avec Taïwan.
- Jusqu’où va notre alliance avec les USA dans la rivalité croissante qui les oppose à la Chine?
Ces questions sont ouvertes. Ce qui est sûr, quelle que soit la réponse qu’on va donner, c’est que nous n’étions pas confrontés à ce genre de problème il y a encore dix ou vingt ans. Les outils de politiques commerciales ne servaient pas à résoudre ou à faire pression pour purger d’autres conflits latents.
Alors pourquoi ? Et qu’est-ce que cela signifie pour la suite ? Ma réponse, ce matin, avec vous, tient en deux points:
D’abord, il est clair que le monde a changé, assez fondamentalement, au cours des deux dernières décennies et je pense que ce changement ne va pas dans le bon sens. Nous allons vers un monde plus dangereux et aussi plus complexe.
D’autre part, en ce qui nous concerne nous Européens, la place de l’Europe dans le monde, l’Union est à la traîne. Sur ces deux dernières décennies, l’Union n’a pas encore assez évolué pour peser suffisamment et influencer les changements à venir dans un sens qui correspondrait à ses intérêts et à ses valeurs; elle doit donc changer aussi, plus vite que par le passé.
Comment le monde a-t-il changé ? Revenons sur cette dynamique afin d’en extraire les conclusions que l’on doit en tirer, nous Européens.
Évidemment, le principal changement est la rivalité sino-américaine. Il s’agit de la toile de fond de la géopolitique et désormais, dans une certaine mesure, de la géoéconomie mondiale. Cette rivalité était inévitable, dès lors que la Chine a entrepris sous l’impulsion de Deng Xiaoping, à la fin des années 70, de reprendre sa place dans le monde. Une place qu’elle avait eue historiquement et qu’elle avait quitté en s’autarcisant au XVè siècle. C’est une leçon de l’Histoire : quand une puissance croît au point de vouloir devenir dominante (La Chine) au détriment d’une autre (les Etats-Unis), des conflits se font jour. C’est ce qu’on a appelé le « Piège de Thucydide » qui est l’historien qui avait interprété de cette manière la rivalité entre Sparte et Athènes. La différence entre Sparte/Athènes d’un côté et Etats-Unis/Chine de l’autre, c’est que ce sont des animaux idéologiquement et politiquement très différents. Ce que l’on voit actuellement entre les Etats-Unis et la Chine, ce n’est pas seulement une puissance qui monte et, en parallèle une autre qui voit sa puissance relative diminuer. Il y a en plus, un coefficient chinois spécifique qui est « l’exception chinoise ». La Chine est un pays communiste. C’est le seul pays communiste dans le monde aujourd’hui si on prend cette notion au sérieux. La Chine a sa propre idéologie, son propre système politique, son propre système économique, très différent de la moyenne du reste du monde. Et donc, cette rivalité est politique autant que géopolitique.
On a constaté, et je mets ça dans les évolutions, une certaine brutalisation des rapports internationaux depuis 20 ans. L’ère Trump a été marquante de ce point de vue. Que Vladimir Poutine brutalise les relations internationales, je ne dis pas que ce n’est pas surprenant, il a inclus dans sa politique internationale un dosage de brutalité, notamment sur le plan militaire qui n’était pas là avant.
C’est plus surprenant de la part des Etats-Unis, même si on a été bousculé par la manière dont Donald Trump s’y est pris, non pas sur un plan militaire mais sur un plan économique et commercial, notamment vis à vis de la Chine ; en installant clairement l’idée, qui est d’ailleurs maintenant partagée à Pékin, que la principale menace pour les Etats-Unis, c’est la Chine, et que la principale menace pour la Chine, c’est les Etats-Unis. Il a simplement amplifié, en la scénarisant, cette rivalité que je citais à l’instant.
Si on regarde l’évolution du monde sur cette période, on doit constater aussi que ça ne va pas dans le bon sens du point de vue des démocraties. Sur ces 20 ans, la démocratie dans le monde a reculé. Les libertés publiques ont reculé, et pas seulement en Chine, mais ailleurs en Asie, et pour ne pas parler du Brésil, de la Turquie, des Philippines, pour ne prendre que ces quelques exemples. Cette évolution est là et elle continue.
Cette période a vu s’amplifier ce qu’on appelle la crise du multilatéralisme. C’est à dire cette différence, qui, petit à petit, se creuse entre des enjeux qui deviennent de plus en plus globaux (en matière d’environnement, de stabilité financière, de cybersécurité pour ne prendre que quelques exemples) et puis une capacité de plus en plus limitée, qui s’est affaiblie, du système de gouvernance internationale de traiter ces questions correctement, à temps et de manière suffisamment efficace. Il y a une crise de la gouvernance multilatérale qui s’est amplifiée ces derniers temps.
Chacune de ces évolutions que je cite est de nature à créer des conflits. Peut-être pas forcément des guerres, mais en tout cas des tensions, et nous savons maintenant qu’il existe des formes de guerres qui ne sont pas des guerres explicites, avec des soldats qui se battent de chaque côté, mais plus des guerres plus sourdes et tout aussi réelles qui se traduisent notamment en matière de cyberattaques, de lutte d’influence sur les réseaux sociaux ou d’espionnage économique ou scientifique.
A ce tableau, viennent s’ajouter deux grandes transformations de nos systèmes, de notre planète, de notre monde, qui ont des conséquences absolument partout et qui vont dominer la vie internationale comme la vie nationale dans les décennies qui viennent. Il s’agit de la question climatique et de la question numérique. Ces deux très grandes transformations, qui sont probablement – si je prends une propension au cube, le cube de ce qu’a été la révolution industrielle dans l’Europe du XIXème siècle – ont des conséquences internationales considérables. Ne serait-ce que parce qu’elles sont communes à tous les pays, à toutes les sociétés, même si – c’est là le problème – les uns et les autres vivent ces transformations et les envisagent de manière extrêmement différente.
Le changement climatique et le réchauffement de la planète est un problème commun mais la manière que nous avons de réagir aujourd’hui – une fois qu’on a dit qu’on essayait tous de limiter l’augmentation de la température de la Terre à moins d’1,5 degré à la fin du siècle – est fort différente et hétérogène.
Certains ont des horizons de décarbonation à 2050, d’autres à 2060, d’autres à 2070. Certains partent de pic d’émission qui ont eu lieu il y a 20 ans, par exemple nous en Europe. La Chine dit qu’elle pourrait peut-être essayer d’y arriver avant 2030. Cela fait une sacrée différence. Pour leur part, les Etats-Unis n’ont pas été très précis là-dessus. Et pour prendre un autre exemple dans ce secteur, les instruments que l’on utilise pour décarboner nos économies sont totalement différents. Entre le système européen de « cap and trade » et de permis d’émission, des systèmes de taxation, des systèmes de subvention, des systèmes de réglementation, la boîte à outils des politiques publiques est composite et son utilisation peu ou pas coordonnée alors que tous ces instruments ont des conséquences qui débordent les frontières.
La proportion n’est nulle part la même et ceci va évidemment créer des problèmes économiques internationaux car, bien sûr, il n’y a pas UN prix du carbone unique pour tous, pour toute la Terre (idée intéressante mais totalement utopique). Alors, il va y avoir des frottements de plus en plus nombreux entre des gens qui pratiquent un prix du carbone à 100 euros la tonne et puis ceux qui pratiquent un prix du carbone à 5. Aujourd’hui, le prix du carbone dans l’Union européenne, c’est 80. En moyenne en Chine, cela doit être de l’ordre de 5 et aux Etats-Unis, c’est peut-être de l’ordre de 10.
Même chose en matière numérique. La digitalisation de nos économies, de nos sociétés progresse à toute vitesse. La crise Covid a encore accéléré le phénomène. Cependant la manière dont nous traitons la matière première de la digitalisation, c’est-à-dire la donnée, est extrêmement différente selon les mélanges d’intérêts et de valeurs que nous pratiquons. En Europe par exemple, nous considérons pour l’essentiel que les données appartiennent à l’individu comme un droit, comme une partie de son être juridique. Aux États-Unis, cela s’achète et cela se vend. En Chine, cela se contrôle 24 heures sur 24, à l’aide d’instruments de surveillance électronique ou de reconnaissance faciale. Et là, il y a évidemment aussi une forte hétérogénéité. Mes amis à Singapour ont depuis cinq ans un mobile avec deux puces, une compatible avec le système chinois et l’autre compatible avec le système américain. C’est un problème que l’on peut résoudre pour le consommateur de base. Mais il en va autrement pour les grandes organisations collectives, entreprises, États, villes, réseaux dont les systèmes d’information sont impactés par cette bifurcation de modes de structuration, de gestion, de localisation, de protection des données. Et on est aujourd’hui dans un monde qui est dualisé de ce point de vue et qui évoluera peut-être vers une trifurcation si nous, les Européens, décidons de ne pas nous aligner.
Donc, toutes ces évolutions d’ordre géoéconomique, scientifique et politique sont dans l’ensemble complexes et dangereuse. Elles sont dangereuses pour l’Europe qui n’a pas envie d’être prise en tenaille entre les Etats-Unis et la Chine, même si nous ne pouvons être équidistants dans de nombreux domaines. C’est dangereux pour nous, européens, parce que le leadership que nous avons acquis, notamment en matière environnementale, risque d’être coûteux à conserver si les autres ne partent pas dans la même direction. Nous allons imposer à nos économies, une décarbonation qui est une révolution. Je refuse désormais totalement d’employer le mot de transition écologique parce que ça donne l’impression que ça va se faire doucement alors que non.
C’est une révolution énorme sur le plan des processus de production et les modes de consommation mais également sur les marchés de l’emploi et donc sur les systèmes sociaux.
Il est aussi clair que l’Europe, dans cette révolution numérique, est en retard. Nous avons perdu une partie de l’avance que nous avions il y a encore 30 ans. Ce sont les européens qui ont inventé les normes GSM à l’époque, nous étions leader mais nous ne le sommes plus aujourd’hui. Nous sommes à la traîne, notamment des Etats-Unis, de la Chine, mais pas seulement. Nous sommes également à la traîne du Japon, de la Corée et de quelques autres puissances technologiques importantes. Ceci risque désormais de mettre en cause fortement nos intérêts, notamment économiques, sur la scène internationale, mais aussi nos valeurs, parce que la frontière entre la technologie et l’idéologie est de plus en plus indiscernable..
Il y a une civilisation européenne qui est comme les autres civilisations une manière plus spécifique de vivre ensemble, pour faire simple. Cette civilisation européenne est composée d’un certain nombre d’éléments : des démocraties sur le plan politique, une économie sociale de marché sur le plan économique, des systèmes sociaux relativement puissants de nature à mieux gérer que dans d’autres endroits, les formidables transformations de nos systèmes de production et un accès à la culture un peu plus réparti qu’ailleurs. Nous avons un modèle et si je prends chacun de ces éléments – ce que je n’ai pas le temps de faire – je peux démontrer que sur chacun de ces éléments, ce qui se passe dans le monde est problématique pour nous et pour notre identité civilisationnelle européenne.
La question est donc de savoir si et comment l’Union européenne doit et peut peser sur ces transformations du monde qui ne vont pas dans le sens qu’elle souhaite.
Et là, on tombe sur le problème de la politique étrangère de l’Union. Celui de la manière dont l’Europe gère ses relations internationales. Il s’agit d’un sujet beaucoup plus important aujourd’hui, compte tenu de ce que je viens de dire, qu’il ne l’était il y a 20 ou 30 ans, à des moments où les tensions étaient moins nombreuses et les convergences plus nombreuses.
Alors, est-ce que l’Europe va réagir? ? Est-ce que l’Europe le fait ? Ma réponse à cette question est nuancée: Je pense que ce retard a commencé à être comblé, mais qu’il reste beaucoup à faire.
Il a commencé à être comblé sur les deux niveaux qui comptent, c’est à dire le niveau idéologique d’abord le niveau gramscien qui consiste à énoncer les problèmes, les stratégies, à donner une visibilité sous forme de discours à ce que l’on veut faire. Et puis ensuite, le niveau pratique, c’est à dire les politiques que l’on met en place, les instruments que l’on utilise en fonction de la direction gramscienne que l’on a donné, de à la vision qu’on a de ce que l’Europe doit faire dans ce monde.
Ça a commencé au plan idéologique, des notions d’autonomie stratégique sont apparues, on commence à parler de puissance européenne, voire même de souveraineté européenne. Ces notions n’avaient pas du tout cours dans le vocabulaire ou la pensée européenne du monde il y a 20 ou 30 ans.
De ce point de vue, la France a toujours eu une proximité idéologique assez spécifique à ces notions de puissance et de souveraineté que ne partagent pas forcément nos voisins, y compris des voisins grands et importants. Cette idée que la France est une grande puissance. Et que l’Europe, c’est une grande France, idée qui a eu cours pendant très longtemps ne colle pas vraiment à la réalité, mais en même temps, il est vrai que le changement, c’est que d’autres pays que la France acceptent aujourd’hui de parler d’autonomie stratégique, de puissance et d’influence dans le monde d’aujourd’hui.
Donc, c’est une bonne chose, mais c’est seulement un début. Un exemple, si vous demandez à chacun des membres du Conseil européen de définir « l’autonomie stratégique européenne », il va y avoir de sérieuses différences dans les réponses. On a commencé aussi à employer de plus en plus, des politiques, des outils qui commencent à donner un contenu au fait que l’Europe pèse davantage qu’avant dans un certain nombre de ces domaines internationaux que j’indiquais. Quand nous avons, par exemple, adopté la norme RGPD sur la protection des données, l’Europe est devenue une référence mondiale. Nombreux sont ceux qui se réfèrent à l’expérience européenne lorsqu’ils se posent la question de savoir si et comment protéger leurs données. D’ailleurs, certains Etats aux Etats-Unis ont adopté des législations assez similaires. Il y a des pays dans le monde, comme le Japon par exemple, qui se sont servis, qui ont utilisé cette référence-là. C’est clair que dans ce cas-là, on influence. On n’influence pas parce que l’on envoie des avions et des parachutistes, on n’influence pas parce que l’on menace, on influence parce que l’on prend une norme et que compte tenu de la puissance du marché européen dans le monde d’aujourd’hui, et ça restera une constante dans les 20 ou 30 années qui viennent en relatif. En relatif parce que nous sommes moins nombreux que les Chinois mais plus riches et que nous sommes moins riches que les Américains, mais plus nombreux.
Donc, l’Europe va rester une puissance économique. En voici un exemple, il y en a d’autres, par exemple en matière de politique commerciale. Je suis tout à fait d’accord avec ce qu’a dit Olivier Bailly sur le fait que la politique commerciale de l’Union reste aujourd’hui le vecteur principal de sa puissance et de son influence à cause de l’importance du marché européen. Mais on a depuis cinq ans durci la politique commerciale européenne, notamment les instruments de défense en commençant par l’anti-dumping et en aboutissant à la proposition de la Commission de la semaine dernière sur l’instrument anti-coercion. Cet outil a été en partie en partie inspiré par un papier des trois instituts Jacques Delors sur « comment réagir aux sanctions extraterritoriales américaines ? » Si vous prenez l’annexe du la proposition de la Commission de la semaine dernière et le papier que l’on a publié, il y a des ressemblances assez impressionnantes.
L’Europe a commencé à durcir cette politique commerciale, y compris pour lui donner une puissance dans des cas politiques. Nous sommes entre nous, donc vous ne révélerez pas ce petit secret qui va suivre. Josep Borrell, qui est tout à fait en faveur d’une politique internationale de l’Union plus active et dont c’est d’ailleurs le boulot, a voté contre cette proposition parce qu’elle était basée sur des articles de politique commerciale et que lui voulait que l’on mette de la politique étrangère là-dedans. Ce à quoi il lui a été répondu que si on basait ses instruments sur la politique commerciale, c’est que les décisions s’y prennent plus facilement à la majorité. Alors que si on se base sur des dispositions institutionnelles sur la politique étrangère, on en est loin. Et donc, on voit bien là que grâce à ce petit incident, si je puis dire, on est dans une connexion entre les intérêts et les valeurs. Et ces instruments anti-coercition vont dans certains cas servir quand nous subissons des pressions politiques et pas seulement commerciales. Même si, pour des raisons juridiques, on va dire non, ne vous inquiétez pas, c’est du commerce, pour pouvoir voter la majorité.
On a aussi assisté et on assiste à ce qu’on appelle « un verdissement de la politique commerciale de l’Union ». Là aussi, d’ailleurs, les Instituts Jacques Delors ont bien travaillé depuis deux ans maintenant. Le troisième, la petite sœur qui est née à Bruxelles, a beaucoup publié et influencé le verdissement de la politique commerciale. C’est par exemple nous qui avons mis sur la table la première version d’une maquette de CBAM (Ajustement carbone à la frontière), au printemps 2020. Et si vous regardez la proposition de la Commission de juillet 2021, vous verrez là aussi des similitudes considérables. Donc, ça bouge et ça bouge dans un sens qui correspond pour le coup aux intérêts et aux valeurs de l’UE.
Et donc, il y a un mouvement, si je puis dire, on va passer au Parlement européen et au Conseil l’adoption d’un instrument qui va restreindre une partie de ce qu’il y avait de non réciprocité dans l’ouverture des marchés publics européens vis à vis de marchés publics de puissances commerciales étrangères. Il y a vingt ans, c’était impossible de penser qu’on ferait ça.
Toutefois, je pense qu’il reste beaucoup, beaucoup à faire. Il reste beaucoup à faire sur le plan idéologique et c’est tout le sens de cette fameuse boussole stratégique dont on a parlé Olivier Bailly. Il s’agit d’une tentative nécessaire, de mon point de vue, d’accorder nos mentalités sur un axe à peu près, sinon commun, du moins compatible pour envisager une politique étrangère et de sécurité performante. Vous pouvez avoir une politique étrangère, mais si vous voulez avoir une politique de sécurité et à l’intérieur de la politique de sécurité, une politique de défense, c’est les poupées russes : Politique étrangère/politique de sécurité/politique de défense.
Dans tout cela, il y a un point très important qui est d’évaluer la menace dont vous pensez qu’elle risque de vous atteindre. Et ceci entraîne une gradation en termes géographiques, en termes de puissance des instruments, en termes d’utilisation des instruments. Il est normal qu’entre un Balte et un Portugais ou entre un Maltais et un Suédois, la hiérarchie des menaces à l’Union européenne ne soit pas la même. Là aussi, je reprends mon exemple de la définition de l’autonomie stratégique par les membres du Conseil européen. Si vous leur demandez cette fois de lister de 1 à 5, les 5 menaces principales pour l’Union européenne, je vous garantis que le résultat ne sera pas cohérent. Et c’est là que cette notion d’une discussion sur la boussole stratégique est effectivement la bonne manière d’entrer dans la question parce que tout ça ne sont pas des choses rationnelles. Nous ne sommes pas dans un marché avec des raisonnements entre l’offre et la demande et les prix. Nous sommes sur des questions qui sont de l’ordre d’un espace mental. Qu’est-ce qui vous menace ? C’est quelque chose qui est de l’ordre, du rêve ou du cauchemar. Ce n’est pas de l’ordre des faits, en tout cas, si c’est de l’ordre des faits, il y a beaucoup d’élaboration onirique sur ce que ça implique. Et on sait bien que fusionner des rêves et des cauchemars, c’est une entreprise anthropologique extrêmement ambitieuse. Donc, c’est nécessaire. Ça viendra, ça prendra du temps, mais on en est encore loin et il faut petit à petit appliquer cette démarche qui consiste à incarrner des intérêts et des valeurs communes dans des situations concrètes.
Prenons l’exemple de ce qu’a réalisé l’Institut Jacques Delors (Paris) à l’occasion du 25e anniversaire avec ce rapport qui a été remis au Président de la République lundi dernier sur la Chine. Il s’agit d’un descriptif, d’une proposition sur ce que devrait être la posture européenne vis à vis de la Chine, sujet très compliqué. Une fois qu’on a dit que la Chine est à la fois un rival, un partenaire et un concurrent, on a défini les grandes masses. Mais dans la vie de tous les jours, il faut mettre des coefficients sur tout ça pour être capable de gérer cette relation de manière très fine. Et ce rapport énonce plusieurs propositions de changement. De mon point de vue, il est une avancée dans l’idée qu’on a besoin d’une vision commune sur la Chine. Et puis, il faut sur le plan idéologique, sur le plan des mentalités, probablement réinvestir – au niveau européen – des espaces comme le maritime, ou le spatial. Dans ce monde que j’ai décrit trop rapidement – c’est la nécessité de ce genre d’exercice – ces bien communs ou globaux comptent sans cesse davantage. L’Océan dans cinquante ans, compte tenu de ce que j’ai dit sur le changement climatique, c’est une question absolument essentielle. Le spatial, un énorme problème nous attend si nous ne commençons pas à nettoyer l’orbite basse de l’atmosphère. Il pourrait à terme fragiliser la place de l’Europe dans l’industrie de l’espace.
Au plan pratique, il y a encore beaucoup à faire et c’est là-dessus que je vais en terminer. J’ai dit que petit à petit, l’Europe améliorera sa capacité à influer sur la scène internationale mais il reste que, dans bien des domaines, nos capacités sont encore très insuffisantes. A commencer d’ailleurs par notre capacité économique, par notre compétitivité. J’ai déjà mentionné la médiocrité de notre place à la frontière technologique, alors que nous tenons notre rang sur le plan scientifique. Il y a là des éléments, sans lesquels parler de puissance, c’est du baratin. Si vous n’avez pas la capacité d’innovation, si vous n’avez pas la compétitivité alors que les effets de la démographie ne vont pas dans le bon sens du point de vue numérique, vous pouvez toujours rêver d’avoir une influence internationale. Mais si vous ne bâtissez pas un avantage comparatif,, vela rester un songe.. Et là, il y a évidemment de nombreuses politiques internes à mener : politique industrielle, politique de la recherche, politique de l’éducation et de la formation. Une partie peut être menée au niveau européen, une partie ne l’est pas. Nous avons besoin de progresser dans ces domaines. Par exemple, le fait que nous ne produisons pas nos semi-conducteurs (ou très peu d’entre eux, dans certains secteurs très spécifiques) est un problème dans un monde en voie de digitalisation rapide. Dans la rivalité sino américaine, si on découple les systèmes de production des semi-conducteurs entre la Chine et les Etats-Unis et entre l’Asie et les Etats-Unis parce que la Chine va faire ce qu’il faut avec ses voisins et les Etats-Unis avec quelques alliés, nous, Européens, risquons de nous trouver démunis.
Il y a aussi beaucoup à faire mais seulement après un travail sérieux sur ces affaires de boussole stratégique, sur ce qu’on appelle l’Europe de la Défense ou plus exactement, en tout cas à court terme, sur ce que pourrait être un pilier européen de l’OTAN, ce qui est une question qui est ouverte depuis 50 ans et qui n’a jamais vraiment progressé. Je suis de ceux qui pensent que le désengagement américain de la scène occidentale pour pivoter sur l’Asie est une réalité. L’Europe aura à répondre à cette question incontournable probablement plus vite qu’on ne le pense généralement, comme l’écrit Nicole Gnesotto dans le livre qu’elle vient de faire paraître..
J’en termine en reprenant le grand-angle.
Nous sommes passés d’un monde, il y a 30 ans ou en quelque sorte la géo-économie avait pris le dessus sur la géopolitique. La géo économie, c’est la science, c’est les marchés, c’est la globalisation, c’est l’interpénétration des systèmes de production par leur multi localisation. Ça crée du lien, ça crée de la coopération. Il y a de la concurrence, bien sûr, puisque dans l’ensemble ce sont les économies de marché. Mais ça crée de l’interdépendance. La géopolitique, c’est l’inverse, c’est la rivalité entre les Etats et les systèmes. La géo-économie, c’est un jeu à somme positive. Dans l’ensemble, il n’y a plus de gagnants que de perdants, même si la répartition des perdants est souvent injuste. La géopolitique, c’est un jeu à somme nulle. Par exemple, si la Chine monte les Etats-Unis ont l’impression qu’ils descendent. C Et donc, c’est plus dangereux. Et ce qui s’est passé depuis une trentaine d’années, c’est effectivement que cette balance dans laquelle la géo-économie l’emportait en quelque sorte, pesait davantage que la géopolitique, s’est inversée. Avec Nicole Gnesotto, nous avons écrit en 2017 un livre un bouquin là-dessus qui s’appelle « Où va le monde ? ». Elle défendait la thèse, un peu différente de la mienne, selon laquelle, de toute façon, la géopolitique dominerait. Je crains que, pour l’instant, la réalité ne lui donne raison, tout en espérant que que cela ne sera pas pour toujours. Mais aujourd’hui, la géopolitique a en quelque sorte repris du poil sur la géo-économie. Le problème pour l’Europe, c’est qu’elle est d’abord une entreprise géo-économique, même si les motivations des pères fondateurs étaient d’ordre géopolitique:éviter la guerre. On pensait à l’époque qu’en intégrant les économies, on allait intégrer la politique. Une erreur de conception, pas complètement, mais en grande partie. Il y a une barrière des espèces entre les consommateurs, les travailleurs d’un côté et les citoyens de l’autre qui aujourd’hui n’est pas vraiment franchie. Et il faut franchir cette barrière des espèces si on veut que l’Union européenne devienne un animal géopolitique. Géoéconomique, bien sûr, mais aussi géopolitique. Et c’est là qu’est le défi pour les Européens à l’avenir dans ce monde-là. Ursula Von der Leyen a dit, au début de son mandat, qu’elle allait présider la première Commission géopolitique. Ça a fait sourire, ne serait-ce que parce qu’on en est loin, et que la notion d’une commission géopolitique ne se trouve guère dans les textes qui régissent les institutions européennes. Néanmoins cette petite provocation est juste. Il faut passer à cette étape géopolitique. Il y a encore beaucoup à faire, mais je suis persuadé que si nous ne le faisons pas, alors ce que j’ai décrit des menaces qui viennent et qui sont différentes des menaces passées est un vrai risque pour nous. Et je suis aussi de ceux qui pensent que ce monde plus tendu, plus dangereux, va d’un certain point de vue, nous obliger à nous poser des questions et à les résoudre, alors que dans un monde plus pacifique, on aurait pu attendre.
Je pense qu’on ne peut plus attendre.
Merci pour votre attention.