Le lent virage protectionniste américain

En Europe, comme ailleurs dans le monde, l’adoption par les États-Unis de la législation dite IRA (« Inflation Reduction Act ») a retenti comme un coup de tonnerre en raison du caractère protectionniste et contraire au droit commercial international de certaines dispositions ouvrant droit à des subventions pour l’électrification des véhicules. Comme si, une fois passées les aberrations tarifaires de l’administration Trump, on s’était attendu à un retour à la normale avec Joe Biden, c’est-à-dire au respect par les États-Unis de leurs engagements multilatéraux à l’OMC.

C’était oublier que ce virage a commencé il y a environ quinze ans, et qu’il est le produit de forces structurelles dont l’action a, petit à petit, modifié les équilibres politiques pro-ouverture des échanges qui avaient prévalu à Washington, non sans quelques embardées, depuis les années 1950.

On peut identifier quatre de ces forces, toutes spécifiques aux États-Unis, et dater pour chacune un point d’inflexion: 2008, 2011, 2016, 2018.

La première est institutionnelle, à savoir la combinaison de la la primauté du législatif par rapport à l’exécutif dans la conduite de la politique commerciale extérieure avec le poids de l’argent dans le système électoral et la surreprésentation des États agricoles au Sénat. D’où la surpuissance des groupes de pression cotonniers, sucriers ou céréaliers par exemple. C’est ainsi qu’en 2008 la négociatrice américaine a bloqué l’adoption d’une réduction des subventions agricoles qui aurait probablement ouvert la voie de la conclusion du Doha Round lancé en 2001.

La seconde, du même ordre, et elle aussi structurelle, est le refus par les États-Unis de toute discipline internationale qui risquerait de ne pas tourner à leur avantage. On avait cru qu’avec la création de l’OMC en 1994 avec son mécanisme de règlement des différends obligatoire s’était ouverte une brèche dans cette tradition. C’était sans compter sur la montée progressive des rancœurs des avocats américains qui ont perdu des procès à Genève et qui, mécontents, ont obtenu de l’administration Obama le non renouvellement en 2011 de la juge américaine à la cour d’appel de l’OMC, cas exceptionnel. Deuxième date, passée inaperçue sauf de quelques aficionados et prélude à la tentative, en « grand format » cette fois-ci, de sabotage du système juridictionnel de l’OMC par l’administration Trump.

La troisième tient à la faiblesse du système de sécurité sociale, ou plutôt de réduction de l’insécurité sociale, outre Atlantique, et à son incapacité à amortir l’impact douloureux des changements technologiques et de l’ouverture des échanges commerciaux sur certains travailleurs. Cette constante idéologique américaine d’une préférence pour un capitalisme plus efficace et donc plus brutal a produit, logiquement, une montée des ressentiments protectionnistes dans certaines régions plus durement touchées que d’autres, érodant lentement mais sûrement à la fois la minorité démocrate et la majorité républicaine pro-ouverture qui avaient longtemps fourni la courte majorité nécessaire au Congrès. D’où la non-ratification du grand accord trans-pacifique signé en 2016, troisième date, qui précéda le retrait américain par Trump en 2017. On en trouve aussi la manifestation dans le narratif actuel d’une politique commerciale « pour la classe moyenne », manière de jeter un voile pudique sur cette version dure du capitalisme.

La dernière en date est, évidemment, la rivalité sino-américaine désormais devenue structurelle et même structurante dans la vision américaine du monde, et dont on peut dater l’accélération de la prise de contrôle totale du pouvoir chinois par Xi Jinping en 2018 lorsqu’il a obtenu la réforme des dispositions constitutionnelles qui limitaient la durée de ses mandats. Aux yeux de Washington, l’OMC ne sert à rien contre la Chine, et donc on la déserte. On critique, à juste titre, les distorsions aux échanges dues au subventionnement massif chinois, mais ni les États-Unis, ni d’ailleurs les autres puissances commerciales comme l’Union européenne ou le Japon n’ont jamais vraiment sérieusement tenté de remédier la faiblesse congénitale des disciplines antisubvention de l’OMC. On comprend mieux pourquoi avec l’IRA précité. Et je regrette moi-même d’avoir sans doute manqué de vigilance prospective lorsque je conduisais la politique commerciale européenne de 1999 à 2004, et d’avoir écouté les voix qui craignaient que l’UE ne pâtisse d’un resserrement des mailles du filet de l’OMC.

On comprendra, si cette analyse est correcte, que le virage protectionniste américain est pris depuis longtemps et pour longtemps, tant on voit mal les forces principales qui l’ont provoqué changer de direction.

D’où des questions redoutables pour nous, Européens, et, plus encore, probablement, même si l’on en voit hélas peu la trace aujourd’hui, pour les pays en développement et les émergents.

Quand la première puissance économique et donc politique mondiale, assise sur la primauté internationale du dollar, s’exonère d’un système commercial certes imparfait, mais basé sur des règles pour donner à chacun sa chance, pour ne laisser place qu’à la force, il ne reste que deux options aussi problématiques l’une que l’autre : faire comme les États-Unis en durcissant encore le capitalisme globalisé mais sans le dollar, ce qui revient probablement à accélérer une crise sociale, ou reconstruire à plusieurs une coalition Nord-Sud en partant de l’existant, mais sans les Américains, en espérant créer pour eux un désavantage de nature à les faire changer de posture.

Et pourquoi pas une combinaison des deux?