La politique commerciale de l’Europe face à des injonctions contradictoires

Sous la pression des opinions, l’UE cherche à inclure dans ses accords de libre-échange des clauses sévères sur l’environnement et les droits humains. Mais les pays en développement y voient une forme d’impérialisme réglementaire, au moment où l’Union veut diversifier débouchés et approvisionnements.

Par Karl De Meyer

Publié le 22 mars 2023 à 16:33Mis à jour le 22 mars 2023 à 16:48

Au sommet de cette fin de semaine à Bruxelles, Emmanuel Macron a prévu, lors des débats sur la politique commerciale, de « clarifier la doctrine de la France, et notamment les conditions auxquelles elle acceptera de souscrire à l’accord Mercosur », selon une source diplomatique.

Depuis l’élection de Lula à la présidence du Brésil en octobre, cet accord de libre-échange entre l’Union et quatre pays d’Amérique latine totalisant 273 millions d’habitants, bloqué par la politique environnementale catastrophique de Jair Bolsonaro, est de nouveau en mouvement.

Mais Emmanuel Macron le répète : pas question de ratifier ce texte tant qu’il n’inclut pas l’accord de Paris sur le climat et des « clauses miroirs » qui doivent aligner les normes de production des agriculteurs sud-américains sur celles de l’Europe.

Présidence espagnole

Une résolution qui se heurte à la volonté politique de la Suède, qui préside l’UE au premier semestre, et surtout de l’Espagne, qui lui succédera au second semestre, de faire aboutir cet accord en négociation depuis 20 ans . Le dossier illustre les contradictions actuelles de la politique commerciale de l’UE.

Sous la pression des opinions publiques, relayées par un Parlement européen beaucoup plus « vert » depuis 2019, elle incorpore un nombre croissant de conditions sur l’environnement et les droits des travailleurs des pays partenaires. L’UE s’est ainsi dotée d’une réglementation anti-déforestation , d’un mécanisme d’ajustement carbone aux frontières (CBAM), et discute d’un « devoir de vigilance » des entreprises européennes sur leurs chaînes d’approvisionnement.

Néocolonialisme vert

Mais, dans un contexte de grandes tensions géopolitiques et de nécessaire diversification des approvisionnements pour réduire les dépendances, les Vingt-Sept veulent aussi multiplier les accords commerciaux. Or l’UE patine.

« On a trop chargé la barque, on a trop d’exigences, notre arrogance dépasse de loin notre pouvoir d’attraction », estime ainsi un vétéran de la direction générale du commerce de la Commission. La « DG Trade », naguère toute puissante au sein de l’exécutif, a vu ces dernières années son autorité s’éroder, ses prérogatives bousculées par les directions impliquées dans l’action climatique.

Impératif mondial

« Les pays en développement prennent mal qu’on leur impose nos normes, ils nous reprochent une forme d’impérialisme réglementaire, de néocolonialisme vert qui leur semble en complet décalage avec leur réalité », déplore un autre insider.

« On a déjà entendu ces reproches lors de l’adoption du règlement REACH sur les produits chimiques ou du règlement RGPD sur la protection des données personnelles, rappelle Pascal Lamy, coordinateur du réseau des think tanks Jacques Delors, et ancien commissaire européen au Commerce (1999-2004). Mais la différence, cette fois, c’est que l’urgence climatique ne se discute pas, la lutte contre le réchauffement de la planète n’est pas une préférence européenne, c’est un impératif mondial. »

Concurrence chinoise

Il n’empêche : si la travailliste Jacinda Ardern, l’ancienne Première ministre néo-zélandaise, s’est réjouie de signer avec l’UE un de ces accords dits « de nouvelle génération » , les pays moins riches, eux, freinent des quatre fers. « Prenez l’exemple de l’Inde , qui se montre très critique par rapport à ce qu’elle considère comme du protectionnisme européen. Elle est en position de force, courtisée par les Etats-Unis et l’Europe comme débouché alternatif à la Chine », souligne Elvire Fabry, experte de l’institut Jacques Delors.

Si l’UE n’abaisse pas son niveau d’exigence, les pays en développement se tourneront vers Pékin, s’alarment les tenants d’une politique plus « traditionnelle ».

Diplomatie verte

Pour Pascal Lamy, « il est vrai qu’on n’a pas accompagné l’évolution de notre politique commerciale de l’effort diplomatique nécessaire ». L’ancien directeur général de l’Organisation mondiale du commerce (2005-2013) estime aussi urgent de revoir la politique de développement de l’UE : « Le Mozambique est un bon exemple : nous l’aidons à déployer ses renouvelables pour qu’il décarbone sa production d’aluminium et qu’elle soit ainsi moins taxée dans le cadre du CBAM. »

Au-delà des divergences de méthode, la plupart des décideurs européens souhaiteraient faire aboutir des accords avant la fin de cette législature en 2024, « sans quoi l’instrument commercial de l’UE pourrait paraître cassé », selon un haut fonctionnaire. « L’accord Mercosur, en particulier, enverrait un signal géopolitique très important, il serait la démonstration d’un possible Sonderweg [autre chemin, NDLR] de l’UE entre Chine et Etats-Unis », selon Pascal Lamy.

Karl De Meyer (Bureau de Bruxelles)