Les Européens ont fait mine d’être surpris à l’annonce de l’Inflation Reduction Act par le « virage » protectionniste américain. En réalité, cette orientation était déjà à l’oeuvre depuis de nombreuses années et cette nouvelle loi n’a rien d’une surprise, explique Pascal Lamy.
Par Pascal Lamy (vice-président d’Europe Jacques Delors)
Publié le 14 avr. 2023 à 15:52Mis à jour le 14 avr. 2023 à 18:11
L’Inflation Reduction Act (IRA) en a choqué plus d’un en Europe et au-delà, car certaines dispositions de cette loi, notamment les subventions pour les véhicules électriques, sont contraires au droit commercial international. Le choc est d’autant plus fort que beaucoup d’observateurs imaginaient que l’administration Biden, contrairement à l’administration Trump, respecterait les engagements multilatéraux pris par les Etats-Unis au sein de l’OMC.
Pourtant, tout cela était bien prévisible. Les Etats-Unis ont dérivé vers le protectionnisme et se sont éloignés du multilatéralisme depuis de nombreuses années déjà , sous l’impulsion de facteurs structurels qui ont progressivement déplacé l’équilibre politique loin de l’ouverture qui prévalait à Washington depuis les années 1950. On peut identifier quatre de ces facteurs.
Un capitalisme plus brutal
Le premier est institutionnel et découle de la primauté constitutionnelle du Congrès sur le pouvoir exécutif, combinée à la surreprésentation des Etats agricoles au Sénat et au pouvoir de lobbying de groupes producteurs de coton, de sucre et de céréales.
Le deuxième facteur tient au refus continu, en particulier par le Congrès, d’accepter toute discipline internationale qui pourrait ne pas être à l’avantage des Etats-Unis. Parmi les exemples récents, citons le non-renouvellement par l’administration Obama du juge américain à la cour d’appel de l’OMC et le sabotage par l’administration Trump du système juridictionnel de l’OMC.
Le troisième facteur est la préférence idéologique américaine pour un capitalisme plus efficace et donc plus brutal. Avec des amortisseurs sociaux réduits au minimum et incapables de compenser l’impact douloureux de la mondialisation sur certains travailleurs. L’accumulation du ressentiment dans certains Etats américains a ainsi érodé les courants qui défendaient l’ouverture vers l’international au sein des partis démocrate et républicain.
Des distorsions commerciales
Le dernier facteur vient de la rivalité sino-américaine qui déteint désormais sur toutes les initiatives que peut prendre le pouvoir américain. De ce point de vue, l’OMC est inutile contre la Chine et elle est donc désertée. Les distorsions commerciales causées par les subventions massives des Chinois sont critiquées à juste titre, mais ni les Etats-Unis, ni les autres puissances commerciales telles que l’UE ou le Japon, n’ont jamais tenté d’y remédier sérieusement.
De toute évidence, le tournant protectionniste américain se prépare depuis longtemps et persistera probablement encore pendant de longues années. Lorsque la première puissance économique, et donc politique du monde, s’exempte d’un système commercial multilatéral, le reste du monde a deux options. La première est de suivre les Etats-Unis dans son penchant protectionnisme. Mais ce n’est heureusement pas, de mon point de vue, la tradition européenne. La deuxième est de construire une coalition Nord-Sud pour promouvoir un commerce ouvert, tout en respectant les préférences collectives telles que la protection de l’environnement. Une telle coalition partirait de ce qui existe déjà, mais sans les Américains au départ, en espérant créer un désavantage qui les ferait changer de position. C’est la stratégie la plus raisonnable.
Pascal Lamy, ancien directeur général de l’OMC
Ce texte est publié en partenariat avec VoxEU, le site de vulgarisation du Centre for Economic Policy Research.
Pascal Lamy