Alors que la guerre en Ukraine fait rage et que le conflit entre la Chine et les Etats-Unis structure l’époque, l’Union européenne va devoir assurer une part de plus en plus grande de sa défense, explique, dans une chronique, Alain Frachon, éditorialiste au « Monde ».
Elle a été créée pour la paix, elle s’est développée grâce à la paix, elle entend séduire par la paix. Pourtant, depuis plus d’un an, l’Union européenne (UE) vit avec la guerre à ses frontières. Elle s’en sort comment ? Plutôt pas mal, mais rien n’est garanti, concluent quatre pro-européens convaincus et qui, en ce printemps naissant, s’interrogent : où en est cette Union que Vladimir Poutine vouait à la désunion sous le double choc de la guerre en Ukraine et de sa dépendance au gaz russe ? Sans doute est-il trop tôt pour un jugement définitif. Mais la loi de l’épreuve, édictée par Jean Monnet, semble se confirmer. De crise en crise, l’entité complexe qu’est l’Europe institutionnalisée se muscle sur l’obstacle. Il en irait à Bruxelles comme il va parfois à Auteuil pour les plus belles des créatures équines.
Crise de l’euro, pandémie, encadrement du numérique, lutte contre le réchauffement climatique : l’Union a traité et affronte les défis transnationaux de l’époque. Mais une grande guerre sur le Vieux Continent ? Des dizaines de milliers de morts, des millions de réfugiés, des villes entières détruites, l’horreur de l’agression poutinienne contre l’Ukraine, pays voisin de l’UE et signataire d’un « partenariat » économico-commercial avec elle ?
« Toute notre culture »,celle que porte et que vit le projet européen, « s’opposait à cette monstruosité », écrit Bernard Guetta dans son dernier livre, La Nation européenne (Flammarion, 192 pages, 20 euros).Pourtant, « l’Union a relevé le gant du 24 février 2022 »,elle a su « improviser »,dit celui qui, de Varsovie à Moscou, fut, pour Le Nouvel Observateur puis pour Le Monde, l’un des témoins de la disparition de l’univers soviétique.
« Pot commun »
Aujourd’hui député européen du groupe Renaissance, Guetta égrène la liste des tabous, lignes rouges et interdits divers bousculés à Bruxelles : achat groupé et distribution réussie de vaccins ; emprunt communautaire pour assurer la relance post-Covid ; assouplissement des règles du marché unique pour permettre, au niveau national, des politiques industrielles dans le secteur de la high-tech et dans celui de la lutte climatique ; sanctions contre Moscou et embargo sur les hydrocarbures russes. Pour en arriver à ce pic de l’interventionnisme communautaire que constitue, aujourd’hui, l’achat à vingt-sept de munitions pour l’Ukraine, « ce pot commun pour livrer des armes à Kiev ».
Guetta y voit un pas supplémentaire vers une défense commune. Après le marché commun, puis le marché unique couplé à la zone monétaire, l’UE entrerait dans la troisième étape de son existence : naissance d’une union politique. Elle deviendrait une entité singulière sur la scène internationale. En voie d’être l’égale des Grands ? La contribution de l’Union à l’Ukraine en guerre représente 40 % de celle des Etats-Unis.
Ancien ministre et ex-député européen, Alain Lamassoure salue lui aussi la réaction des Vingt-Sept face à l’agression russe contre l’Ukraine. Mais, chroniqueur savant des aventures de l’UE, Lamassoure reste prudent. La guerre a-t-elle vraiment transformé l’UE, demande-t-il dans la revue Commentaire (printemps 2023) ? L’Union « est-elle prête à passer d’un espace économique, de liberté, de démocratie et de paix, écrit-il, à un statut de plein acteur politique respecté par les plus grandes puissances du moment » ?
Leurs analyses se rejoignent sur l’autre conséquence de la guerre : l’élargissement. La promesse faite à l’Ukraine ne pourra pas ne pas être honorée. Avec ce grand pays (43 millions d’habitants), une dizaine de « petits » Etats vont rejoindre l’UE d’ici à dix ans. Sauf à diluer l’Union dans un ensemble disparate, l’élargissement forcera à une révision institutionnelle et on sait laquelle : ce sera, sans le dire et tout en le disant, une communauté organisée en cercles concentriques.
Mais la guerre en Ukraine peut suggérer une réflexion plus pessimiste : « L’UE est-elle encore pertinente ? » La question dérange d’autant plus qu’elle est formulée, dans un entretien confié ces jours-ci au site Le Grand Continent, non par un eurosceptique de combat mais par Pascal Lamy, l’un des architectes de l’UE. Transmission de pensée ou coïncidence, Martin Wolf, commentateur émérite et pro-européen, du Financial Times, s’interroge exactement dans les mêmes termes.
« Résister à l’épreuve »
L’UE a gagné en qualité et en quantité dans le climat des années 1990. C’était, accompagnant la fin de la guerre froide, un moment de percée de la démocratie et du libre-échange réglementé. Le droit devait l’emporter sur les rapports de force, la norme s’imposer à la puissance. Comment cette aventure « idéaliste » qu’est le projet européen peut-elle « s’adapter à notre univers de crises économiques, de pandémie, de déglobalisation, et de conflit entre superpuissances », s’inquiète Wolf (Financial Timesdu 7 mars). Cours en ligne, cours du soir, ateliers : développez vos compétences Découvrir
Les valeurs sur lesquelles l’UE repose sont à l’opposé de ce qui constitue l’esprit du temps – hélas ! Lamy explique : « Dans un monde qui se brutalise, l’Union des Européens pourrait être trop inachevée pour résister à l’épreuve. »
Le conflit entre la Chine et les Etats-Unis structure l’époque. Il dilue les Européens dans un « collectif occidental » ; il rapproche Moscou et Pékin dans un partenariat resserré. L’Amérique étant mono-obsessionnelle, elle ne pense qu’au « défi » chinois. Et cette priorité stratégique devrait inciter les Vingt-Sept à ne pas entretenir d’illusion sur la pérennité de l’engagement des Etats-Unis en Europe. La parenthèse de la guerre en Ukraine refermée, le monde restera chaotique et il faudra bien que l’UE assure une part de plus en plus grande de sa défense. On peut appeler cela « autonomie stratégique » ou « politique de sécurité commune ». Peu importe, c’est un impératif.